samedi 22 août 2020

Diplomatie française

Diplomatie française | Éditions Odile Jacob


Une fois n’est pas coutume, l’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui n’est pas lié à l’espace mais à la diplomatie française, laquelle a fait il y a deux ans l’objet d’une publication collective sous la direction de l’historien Maurice Vaïsse qui a été saluée. 

De fait, son ambition étalée sur près de 500 pages est grande : non sans se revendiquer de l’héritage de Jean Baillou dont l’histoire administrative du ministère des Affaires étrangères (MAE) fait référence, il ne s’agit rien moins que de donner une vue aussi complète, concrète et détaillée que possible de l’organisation, du fonctionnement et du rôle du Quai d’Orsay et de son réseau depuis 40 ans. 

Pour cause, la période allant de la fin de la guerre froide jusqu’aux tensions internationales actuelles est vue comme charnière, ces quatre décennies ayant été l’occasion d’une transformation radicale de l’organisation et des méthodes de travail du MAE. En creux, c’est bien entendu un portrait de la France et de sa place dans le monde qui est dressé.

D’emblée, il faut admettre que la matière est aride. A l’exception des parties sur la prise de décision et la politique étrangère qui sont rédigées par des universitaires et qui pourront éventuellement intéresser le plus grand nombre, le livre s’adresse en effet plus volontiers aux chercheurs spécialisés, diplomates et agents auxquels est proposé un panorama détaillé et dynamique de l’organisation et du fonctionnement du ministère des Affaires étrangères et de son réseau diplomatique depuis 40 ans. A parcourir les quelques comptes rendus publiés dans la presse, il ne s’agit pas là de la partie qui a été la plus lue et commentée. Et pourtant l’intérêt de ces pages nécessairement très descriptives est majeur, car elles seules permettent véritablement d’appréhender et de mettre à l’épreuve des faits les discours répétées sur l’impuissance (mainmise de l’exécutif sur la politique étrangère et imbrication entre l’intérieur et l’extérieur, qui sont des tendances générales qui touchent tous les pays) et la pauvreté de la diplomatie française (écart régulièrement constaté entre les moyens mis à disposition et les ambitions affichées, qui témoigne d’un phénomène d’hystérésis bien français et renvoie à notre identité et notre histoire).

L’accent est ainsi mis sur les réformes qui apparaissent depuis la géographisation du ministère imposée dans les années 1970 comme une constante de la période étudiée. On voit alors que, sur fond de mondialisation, de montée du multilatéralisme et d’une volonté de maintien d’une présence forte dans le monde (la sacro-sainte universalité du réseau, l’un des trois premiers au monde), le vrai enjeu a toujours été celui du « pré carré », autrement dit du champ d’action du ministère. C’est ainsi qu’à l’absorption des services de la coopération (1998) et plus récemment du commerce extérieur et du tourisme (2014) a répondu comme en écho la perte de certaines fonctions et expertises, conséquence aussi bien de « l’agentisation » (création d’opérateurs distincts de l’Etat mais placés sous son contrôle, à l’image de l’AFD qui a repris de facto les prérogatives de l’ancien ministère de la Coopération), du poids croissant de l’interministériel (au-delà même des questions communautaires de compétence principalement du Premier ministre) et de la montée en puissance des autres départements ministériels qui veulent aussi avoir leur mot à dire sur l’international (y compris développement des services spécialisés dans les ambassades).

Ce travail collectif (une quarantaine d’auteurs, mêlant universitaires, diplomates et archivistes) impressionne par la qualité et la grande cohérence des contributions. En dépit des inévitables redites suscitées par le découpage en cinq grandes parties (les instances de décision, le Département, les services à l’étrangers, les moyens de l’action diplomatique, l’action diplomatique), on ne peut également que saluer l’effort d’exhaustivité qui a été entrepris et qui apparaît d’autant plus utile qu’il vient pallier une mémoire institutionnelle qui de l’avis de tous est particulièrement courte. Ministère à vocation ouverte, sans doute le Quai d’Orsay était-il la seule administration à pouvoir tenter et réussir une telle entreprise. 

Au milieu de tout cela, le lecteur habitué de ce blog pourra trouver plusieurs paragraphes très intéressants en encart (4 pages pour être exact) consacrés au bureau spatial – en lien il est vrai avec celui des affaires atomiques. Illustration de la place toute particulière occupée en France par les politiques spatiale et nucléaire et à ce titre mise en exergue de l’accompagnement spécifique dont elles font l’objet depuis l’origine par le Quai d’Orsay, ce choix est tout à fait justifié. Il est aussi opportun compte tenu de ce qu’il révèle des valses-hésitations bureaucratiques et tentatives de normalisation de domaines qui constituent, comme indiqué avec raison, des « cas particuliers ». Il est donc regrettable que les propos qui y sont développés soient aussi approximatifs voire erronés (lecture trop rapide des organigrammes, méconnaissance du périmètre de compétences ou encore de la façon dont ces questions sont traitées, avec quels moyens et en lien avec qui).

Cela pourrait sembler anecdotique si ce n’était symptomatique de quelque chose de plus large qui est prégnant dans l’ensemble de l’ouvrage, à savoir un certain entre-soi. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cet ouvrage que d’avoir été écrit, au nom sans doute de la vision globale et par commodité, par des acteurs (qui ne le sont plus tout à fait) sur et pour des acteurs (qui le sont encore), sans que nous ayons de certitude sur le caractère rigoureux, précis ou encore actuel de l’introspection en question. De la même façon, même si l’ouvrage n’est pas exempt de critiques envers la machine diplomatique, ses outils comme ses hommes, il convient de reconnaître que l’exercice – et c’est de bonne guerre pour un travail certes d’initiative privé mais néanmoins de commande – reste cantonné dans des limites bien comprises. A moins qu’il faille tout simplement y voir un intérêt supplémentaire d’en parcourir les pages afin de savoir comment la diplomatie française se perçoit et souhaite être perçue.



vendredi 12 octobre 2018

L’astronaute, ce héros ?

La place de l’homme dans l’espace a toujours été contestée faute de ne pouvoir répondre de manière convaincante et sans rationalisation politique à la question suivante : hors raisonnement tautologique de type station spatiale, y a-t-il un domaine de l’activité spatiale pour laquelle la spécificité de l’homme par rapport au robot est indispensable ?

Pourtant, n’en déplaise aux esprits chagrins et autres adeptes du thersitisme, l’astronaute reste à ce jour l’invention la plus visible, et appréciée, de l’âge spatial. Il n’y a qu’à regarder l’intérêt renouvelé qu’il suscite aussi bien auprès des puissances spatiales historiques que des émergents et des nouveaux entrants pour se convaincre qu’il n’est pas un objet du passé. C’est qu’à l’inverse d’entreprises solitaires comme l’ascension du sommet de l’Everest ou le Vendée Globe qui ne requièrent que la volonté ou presque d’un seul homme, l’espace mobilise un effort collectif, effort que l’astronaute vient incarner, voire mieux, personnaliser.

Tout central et omniprésent qu’il est, l’astronaute n’en reste pas moins fabriqué et ce faisant objet d’appropriation variable. La polémique autour du drapeau américain dans la dernière grosse production spatiale à venir, First Man, biopic sur la vie de Neil Armstrong signé par Damien Chazelle, l’illustre bien. Pour les uns, non sans nostalgie, Apollo 11 est un événement américain, accompli d’abord par des héros américains pour et au nom du peuple américain ; pour les autres, la journée de juillet 1969 qui a vu des « hommes de la planète Terre » mettre un pied pour la première fois sur notre satellite appartient à l’histoire de l’humanité tout entière. Mais peut-être le réalisateur s’est-il donné pour objectif de montrer à l’écran une autre dichotomie, sans doute plus dérangeante, laquelle est que l’histoire du « premier homme sur la Lune », disparu en 2012, peut être héroïque sans être pour autant le fait d’un surhomme, d’un (super-)héros. Si les premières images du film ne nous trompent pas, Armstrong est en effet dépeint comme étant beaucoup de choses : un pilote de talent certes, peut-être même un astronaute américain à l’époque de la guerre froide, mais aussi et surtout un ami et un père de famille au mode de vie conventionnel, avec ses difficultés, ses découragements et ses échecs. Autrement dit, il est un personnage réel.

Ces différentes prises de position ne sont bien sûr pas inédites. Elles ne sont pas non plus propres à l’espace tant elles s’inscrivent dans le prolongement des réflexions sur ce que signifie être un héros dans une société occidentale post-héroïque, caractérisée par l’aversion au risque et où tout sacrifice (idéalement, au nom d’une valeur morale ou politique) est vu comme un anachronisme incompréhensible et un gaspillage aussi inutile qu’inacceptable. Référence obligée et apparemment indépassable à regarder une simple recherche Google, la fabrique de la figure de l’astronaute comme héros révèle une vision dynamique et complexe, laquelle mérite que nous y consacrions un moment.

Encore convient-il d’avoir une idée un peu plus claire de ce dont on parle. Le héros, fondamentalement, est celui qui accomplit des « hauts faits ». Dans son acception moderne, il peut être associé au « grand homme » cher à Hegel, c’est-à-dire le personnage historique proprement dit, le fondateur d’institutions mais aussi par exemple l’artiste dont l’œuvre annonce une nouvelle ère. Au sens commun, il reste néanmoins d’abord celui qui est en relation avec une cause qui le dépasse et dont la grandeur sera proportionnelle tout à la fois au don de soi consenti et à la signification qui est la sienne pour la collectivité donnant son identité à celui qui se sacrifie en son nom. Témoigne bien de cette distinction la querelle entre Achille et Agamemnon dans l’Iliade, entre d’un côté l’honneur attaché au rang ou à la position – celui lié à l’autorité et au pouvoir royal, en un mot au chef – et de l’autre l’honneur héroïque – qui est du domaine de la suprématie guerrière et qui repose précisément sur la capacité d’accepter le risque de la mort au combat. La déclaration d’Achille qui, lorsque sa mère lui proposa le choix entre une vie brève et brillante et une vie longue mais obscure, répondit qu’il préférait la « gloire impérissable », prend ici tout son sens : en acceptant la mort, « le plus brave des Achéens » s’assure que ses louanges seront chantées pour l’éternité et s’offre paradoxalement la vie. Si l’on cite ici Achille, c’est qu’il incarne le mythe du guerrier par excellence et qu’il définit donc les paramètres de l’héroïsme.

Pour en revenir maintenant à la figure de l’astronaute, trois grands discours au moins coexistent :

1/ « Le soldat », ou l’astronaute ritualisé

On retrouve le premier dans le récit que l’écrivain américain Tom Wolfe, disparu le 14 mai dernier, a fait de la vie des pilotes qui ont formé la première génération d’astronautes américains. La popularité de L’Etoffe des héros (The Right Stuff en version originale), paru en 1979, doit bien entendu beaucoup à l’adaptation de Philip Kaufman qui a suivi quatre plus tard et qui est d’autant plus heureuse que celle du Bûcher des vanités – autre roman culte de l’auteur – qu’elle peut revendiquer avec raison le statut de chef d’œuvre. Le film ne serait rien toutefois sans le talent d’écriture de Wolfe qui lui donne son ton, et surtout la méthode d’investigation typique du « nouveau journalisme » qu’il a contribué à promouvoir et qu’il a mis ici au service d’une véritable thèse au sens fort du terme. Tiré d’un reportage produit pour Rolling Stone auprès de la mission Apollo 17, le livre, se rappelle l’auteur dans la préface de l’édition américaine, « grew out of some ordinary curiosity », à savoir « what makes a man willing to sit up on top of an enormous Roman candle […] and wait for someone to light the fuse ». Autrement dit, pourquoi aller dans l’espace ? Et de poursuivre en substance, c’est ce « mystère psychologique » résistant à la rationalité qui est intéressant, et qui constitue précisément ce qui a éveillé l’imagination du lecteur et participé à faire de l’ouvrage un best-seller au-delà des cercles passionnés.

S’il n’est pas le premier à poser la question, l’originalité de sa démarche d’écrivain « non fictionnel » est de partir du point de vue des astronautes : la « méthode la plus simple » indique-t-il consistant à demander aux acteurs eux-mêmes. De fait, à trop s’intéresser à l’Etat (il est vrai l’acteur majeur, si ce n’est unique, de l’exploration spatiale), le risque est grand d’oublier la variable humaine. Or ici Wolfe ne se contente pas de reprendre l’image du héros comme « guerrier qui ne tue pas » popularisé par la presse people de l’époque, laquelle n’oublie pas pour autant ses caractéristiques mythologiques de jeunesse, de virilité et de dévouement à son pays. Il met aussi en avant les fragilités et les contradictions des hommes : les vies familiales ruinées, les jalousies et petites rivalités du quotidien suscitées par la pression constante qui accompagne le fait de risquer sa vie non pas seulement pour l’Amérique ou le monde libre, mais aussi pour des raisons propres, très achilléennes paradoxalement, consistant à chercher à s’élever toujours plus haut « sur la grande ziggourat », jusqu’à rejoindre l’élite au sommet, et faire ainsi partie des élus ayant le « pouvoir de faire pleurer les hommes ».

Wolfe ne s’arrête toutefois pas là, car privilégier le prisme individuel à la façon de ses mémoires que chaque astronaute ou presque se sent investi d’écrire à son retour sur Terre, c’est aussi se risquer à ne voir que la petite histoire derrière la grande (l’historien spatial parlera ici « d’histoire nombriliste »). Lire L’Etoffe des héros, c’est donc réconcilier les deux perspectives, individuelles et collectives. En mettant l’accent sur cette qualité innommable (cette « chose » en anglais) que les grandes puissances, tout comme les individus, revendiquent pour eux-mêmes, l’écrivain identifie la guerre froide à un duel primitif, une « guerre des héros du combat singulier ». C’est ce rituel sacrificiel durant lequel les champions des deux camps s’affrontent comme autrefois les Horace face aux Curiace qui participe aussi à l’élévation des « héros malgré eux ». Le sentiment d’absurdité est assez caractéristique de l’époque post-héroïque, mais seul un auteur comme Tom Wolfe pouvait en saisir tous les aspects et montrer le genre d’individu imparfait qu’il fallait pour créer le parfait astronaute, bref l’anti-héros derrière le héros. Au couple Achille-Agamemnon répond ainsi comme en écho dans l’ouvrage de Wolfe celui formé par John Glenn et Alan Shepard, le premier (premier américain en orbite et le « dernier vrai héros national américain ») étant l’incarnation constante de la vertu et du patriotisme, là où le second (premier américain dans l’espace, « l’usurpateur ») est au contraire ni vraiment animé de sentiments altruistes ni intéressé par sa noble quête.  

2/ « L’ambassadeur », ou l’astronaute universel

Le paradoxe est qu’au moment où Tom Wolfe publie son best-seller, la culture à laquelle il fait référence a depuis longtemps disparu. Dans l’époque post-Apollo, l’heure n’est en effet plus à la conquête mais à l’utilisation de l’espace et partant à une certaine routinisation de son accès : nul besoin dans ces conditions de héros, mais d’hommes – et de femmes dès lors – pour lesquels être astronaute est véritablement un métier. Or, en donnant sa marque distinctive à cette période de fin de « l’époque héroïque du vol habité » comme elle est appelée, la navette spatiale, élément central de la politique spatiale américaine entre 1970 et les années 2000, a aussi consacré l’anonymisation progressive de la figure de l’astronaute (américain), qui n’excite plus autant qu’auparavant l’imagination. Le film Space Cowboy de Clint Eastwood, sorti en 2000 et trop souvent sous-estimé, illustre parfaitement ce changement de paradigme à travers l’opposition qui est dessinée entre la figure de l’astronaute pionnier à la Right Stuff, le vieux « frontierman » soi-disant dépassé mais en réalité plein de ressources, et celle de l’astronaute de carrière voire du bureaucrate qui habite aujourd’hui la NASA. Encore qu’il y a plus intéressant : que ce soit ce dernier qui perde finalement le duel ne signifie pas un retour au modèle héroïque d’antan, car en montrant des septuagénaires naviguer à l’aise dans l’espace (comme John Glenn à nouveau en 1998), le film participe moins au renouvellement de l’astronaute comme héros qu’au mythe de l’accès à l’espace pour tous et quelle que soit sa condition, ses origines sociales ou son âge.

C’est d’ailleurs ce thème de l’universalisme, de l’astronaute comme « monsieur et madame tout le monde » à l’accent résolument Frank Capra-esque que l’on retrouve plus volontiers dans les derniers films spatiaux à succès, à l’instar de Gravity dans lequel l’héroïne, unique survivante de son séjour en orbite, est une femme, scientifique de formation, ou encore The Martian, dont le héros, ingénieur-botaniste, tient tout à la fois de Robinson Crusoé et de McGyver. Sans tous les nommer, on pourrait bien sûr aussi citer ces deux films à part que sont : tout d’abord, Elysium (2013), qui raconte comment dans un futur dystopique les « damnés de la Terre » parviennent à reprendre pied dans l’espace ; et, ensuite, Hidden Figures (2016), qui met en scène cette fois-ci au cœur de l’Amérique du programme Apollo et de la ségrégation ces autres oubliés de la conquête spatiale qu’ont été les « ordinateurs en jupe », ces femmes noires chargées de calculer les trajectoires des missions spatiales auprès des nerds en chemise blanche du Centre de contrôle de mission de Houston (eux-mêmes ayant déjà été représentés dans le film Apollo 13 comme les vrais héros).

L’astronaute s’éloigne ce faisant du schéma homérien, et cela, au moins à trois niveaux comme le montre la mission de ce point de vue archétypale de Thomas Pesquet.
Dit autrement, l’expérience en orbite de la Terre est à ce point transformatrice, et l’espace en tant qu’« apanage de l’humanité » fondamentalement distinct de toute communauté politique particulière, que l’astronaute est « citoyen du monde », « envoyé de l’humanité » disent les traités, porteur d’une nouvelle sagesse cosmopolite sur « les frontières invisibles » qui n’ont d’existence que dans notre imagination et la fragilité du « vaisseau spatial Terre » qui nous fait voyager au sein de l’univers au gré des forces cosmiques, nous protège des tempêtes et nous épargne les catastrophes. Loin d’être la fin, la « mort de l’astronaute comme héros » permet ainsi une renaissance sous la forme d’une figure post-nationale consensuelle, ce qui n’est que logique si l’on associe dans une vision étroite la production de héros à l’idée de nation, mais prend aussi tout son sens si on le rapproche du grand homme hegelien ou encore du scientifique faisant advenir une nouvelle époque.

3/ « Le manager », ou l’astronaute professionnel

On ne pourrait pas conclure sans préciser qu’entre ces deux extrêmes navigue une troisième variante, représentée par l’astronaute professionnel. Cette ultime figure de notre rapide panorama, démythifiée celle-ci, beaucoup plus sobre aussi, n’a jamais été mieux racontée, à tout le moins s’agissant une fois de plus des Etats-Unis, que par Homer Hickam, auteur de Rocket Boys et vétéran de la NASA, lorsqu’il parle dans un op-ed resté fameux de ces « powerless, stressed-out peons within their own organization » que sont les astronautes américains. A une époque où les opportunités d’aller en orbite se font de plus en plus rares et alors que la demande de tickets pour l’espace continue d’être alimentée par des vagues (paradoxalement) non interrompues de recrutement, il est inévitable que les « enthusiastic young astronauts » se transforment progressivement en « bureaucratic combatants with warped personalities and shaken confidence ». Encore que le phénomène est loin d’être inédit. Comme le souligne l’historien Matthew Hersch dans un livre qui a fait date, Inventing the American Astronaut, l’astronaute, tout comme ces professions techniques apparues au début du XXIe siècle à l’instar des classes moyennes d’ingénieurs, administrateurs, avocats et docteurs, est d’abord et avant tout le représentant d’une main-d’œuvre ultra-spécialisée et qualifiée que l’environnement socio-culturel dans lequel il évolue a imprégné.

Dans cette perspective, on comprend que l’histoire du corps d’astronaute de la NASA aurait pu tourner différemment si les premiers dirigeants de l’agence en 1958 avaient fixé leur choix sur une autre population que celle constituée par les pilotes d’essai militaires. Sélectionné à l’origine parce qu’il était perçu comme particulièrement à l’aise avec la technologie, tolérant face au risque et tout à la fois rigoureux, fiable et discret, le pilote d’essai – notamment une fois qu’il a été porté au pinacle par le succès du programme Mercury – est en effet devenu le point de référence à l’aune duquel les astronautes potentiels ont été jugés. Les profils de scientifiques purs, qui sont les plus à même à souffrir de la comparaison, ont ainsi eu beaucoup de difficultés à être considérés comme des candidats viables (d’où d’ailleurs le surnom dont les astronautes-scientifiques se sont affublés, « the excess eleven »), en dépit du fait que les compétences de pilotage sont in fine d’une moindre importance pour la NASA que la capacité de conduire un vrai travail de recherche. Ceci explique pourquoi un seul scientifique a mis le pied sur la Lune, en l’occurrence, un géologue, Harrison Schmidt, lors de la dernière mission Apollo 17. Si en dépit de ses insuffisances (ni complètement pilote, scientifique ou ingénieur) et à la différence du cosmonaute totalement laissé à la merci du « chief designer », l’astronaute a néanmoins réussi à se trouver une place, aussi étroite soit-elle, entre le passager obéissant et celui qui donne des ordres, et a pu en profiter pour orienter au gré de ses intérêts le programme de vol habité de la nation, c’est en raison, nous dit Hersch, de son capital symbolique certes (sa notoriété), mais plus largement des qualités uniques autour desquelles il s’est construit une identité propre : celui de manager professionnel, capable à la fois de conduire des équipes, superviser des opérations et mettre en œuvre les relations publiques de la NASA en surfant sur l’imaginaire populaire.

La crise des années 1970 en créant ce déséquilibre entre l’offre et la demande mentionné plus haut a marqué une rupture. En lieu et place de la campagne sans fin d’exploration interplanétaire promise lors de son embauche, l’astronaute en vient à comprendre qu’il est passé du statut d’active à celui de réserviste et que s’il souhaite voler un jour il devra s’engager dans une aventure tout autre, bureaucratique celle-ci. D’autant que pour la NASA dont la survie institutionnelle est aussi en jeu et qui cherche à aligner ses efforts sur les préoccupations politiques et culturelles du moment (l’écologie, l’égalité des droits civiques, le multiculturalisme, la coopération internationale), l’heure est à l’élargissement du vivier de recrutement au profit de populations non exclusivement masculines, blanches et militaires. A la remise en cause du monopole des astronautes-pilotes sur le vol habité à l’origine de véritable « conflits sociaux » au sein de la NASA dans la conduite de ses derniers grands programmes Apollo, Skylab et plus tard Space Shuttle s’ajoute alors la perte de l’autonomie. De fait, jamais l’astronaute ne retrouvera la faculté qu’avaient ses prédécesseurs de contrôler leur image publique et d’utiliser cette notoriété pour forcer la NASA à se conformer à leurs besoins et intérêts. Avec cette lecture aussi efficace qu’originale inspirée de la sociologie de conflit du travail de l’histoire de l’astronaute professionnel comme celle d’une ascension fulgurante suivie d’une lente descente, Hersch boucle ainsi la boucle.

Image crédit : « The Next Giant Step », Robert McCall








samedi 28 juillet 2018

Que regarder pendant l’été si vous êtes d’humeur spatiale ?



A l’heure où se multiplient les séries labellisées « spatial » – une tendance nettement renforcée par les plateformes de streaming Netflix et Amazon Prime –, et puisque la coutume veut que l’entrée dans la saison estivale soit l’occasion d’offrir au lecteur quelques recommandations pour occuper son temps, sans doute pouvons-nous en profiter pour demander s’il existe une ou plusieurs productions sortant du lot et méritant (re)visionnage.

Avant de répondre, notons d’emblée que l’objectif derrière cette question n’est pas de se limiter au seul critère du plaisir du divertissement, mais plutôt d’ouvrir le classement à la « nourriture de l’esprit ». En effet, le grand avantage des productions télévisuelles par rapport notamment aux ouvrages que j’ai pour habitude de recenser ici n’est-il pas de permettre de joindre l’agréable à l’utile ? Or l’utile en l’occurrence, y compris s’agissant par exemple d’une chaîne comme SyFy n’ayant pas la réputation d’excellence d’HBO, peut être découpé en au moins trois volets : 1/ informationnel, en participant à notre compréhension par exemple de l’organisation et du fonctionnement des institutions ou de la société américaines ; 2/ métaphorique, en fournissant des analogies ou des illustrations à des problématiques complexes, comme la politique spatiale ; et 3/ intertextuel, en servant de miroir grossissant révélant la façon dont une société se perçoit et pense d’elle-même à un moment donné (réel influence la fiction) voire en contribuant par les éventuelles critiques qu’elle formule à faire évoluer le statu quo, en particulier dans le cas de la SF (fiction influence le réel).

Dans cette perspective, certains d’entre vous auront peut-être découverts que suivant en cela le schéma tracé par toutes les grandes franchises qui se respectent, l’univers Stargate avait eu droit cette année à son récit des origines. Intitulée Stargate Origins et diffusée en ligne sous forme de mini-épisodes, la nouvelle série reprend le fil de l’histoire commencée il y a plus de vingt ans avec le film Stargate, la porte des étoiles de Roland Emmerich, non pour le prolonger à l’image notamment des trois séries dérivées qui ont suivi – Stargate SG-1 (1997-2007), Stargate Atlantis (2004-2009) et Stargate Universe (2009-2011) –, mais pour se concentrer cette fois-ci sur les événements s’étant déroulés avant, lors de la découverte de la fameuse porte à Gizeh à la fin des années 1920. Je m’arrêterai là s’agissant de ce nouvel opus de l’autre grande production au préfixe en Star- dont les ambitions très modestes pourront surprendre à l’heure où les machines Star Trek et Star Wars fonctionnent à plein régime et qui pourrait qui plus est difficilement prétendre au statut de quality television. Car si cette actualité me paraît aujourd’hui digne d’être évoquée, c’est moins pour elle-même que comme réminiscence, nostalgie pour une production qui a bercé mes jeunes années et qui avec le recul qu’autorisent le passage du temps me paraît incarner la franchise spatiale par excellence. Je m’explique.

Pourquoi aller dans l’espace ?

Le fait est Stargate, et ce sera là mon hypothèse de départ, se trouve être la seule production de SF à véritablement poser et intégrer la question des motivations au cœur de la problématique spatiale. J’entends bien sûr les cris d’orfraie poussés notamment par ceux qui ne jurent que par Star Trek, conscients qu’ils sont des liens forts qui unissent la série à l’histoire de l’espace aux Etats-Unis depuis 50 ans, et d’ailleurs l’objectif n’est pas ici de faire une analyse poussée ni de prétendre à une quelconque objectivité. Ma réponse sera donc simplement de persister en notant que le matériau politique quoique plus riche et plus ambitieux en général avec des implications métaphoriques claires sur notre monde voire une dimension réflexive comme le montrent les nombreuses analyses suscitées par le show est moins concentré paradoxalement s’agissant d’espace. Autrement dit, Star Trek dit très certainement plus, mais c’est Stargate, en particulier dans sa variante SG-1, qui dans le cadre de cet article dit mieux. Afin de préciser en quoi exactement la série apporte un éclairage sur le « pour quoi faire » tellement central à l’effort spatial, il convient de glisser un mot sur les raisons pour lesquelles elle interpelle et de convenir au passage de quelques définitions.

Séries dans l’espace et séries sur l’espace

Un premier distinguo que d’aucun pourra trouver artificiel mais qui n’en est pas moins heuristique et me paraît plus opératoire que l’opposition classique entre hard et soft science-fiction s’impose entre films/séries dans l’espace et sur l’espace. Autant les premières, qu’elles soient illustrées par Battlestar Gallactica (1978-1979 et 2004-2009), Farscape (1999-2003), Babylon 5 (1993-1998) et a fortiori toutes celles apparentées au genre space opera comme on peut le voir remis au goût du jour avec Gardians of the Galaxy (2014 et 2017), n’utilisent l’espace que comme prétexte, autant les secondes lui attribuent un rôle en soi, le meilleur exemple à ce jour demeurant L’étoffe des héros (1983). Dans le cas des premières, l’espace correspond à une simple toile de fond, une ambiance qui se veut exotique d’abord et qui pourrait être aisément substituable par une autre (la haute mer, le far west que sais-je…) sans que l’action – qui peut d’ailleurs suivre des logiques narratives complexes et s’inscrire dans un cadre scientifique rigoureux, l’un n’empêchant pas l’autre – n’y trouve à redire. A l’inverse, pour les secondes, l’espace est l’histoire.

Stargate tel qu’il se dessine notamment au fil des épisodes de SG-1 dans le filigrane des voyages d’exploration vécus par les personnages appartient à cette seconde catégorie, le paradoxe étant que l’espace au sens proprement dit est peu présent et que les rares moments où il est visible à l’écran sont aussi les moments où la série rappelle qu’elle partage nombre de caractéristiques épiques (et fantaisistes) propres au space/planet opera depuis Edgar Rice Burroughs. Si néanmoins il faut maintenir cette classification contre-intuitive, c’est parce que cette absence physique de l’espace permise par cette trouvaille scénaristique brillante de simplicité que constitue le concept pseudo-scientifique de la « porte des étoiles » (un trou de ver ou « vortex » reliant les mondes de notre galaxie entre eux et permettant de passer rapidement et sans inconfort de l’un à l’autre, en contournant à la fois le « problème du lanceur » et du déplacement supraluminique) peut être par analogie mise à profit pour permettre au spectateur de se concentrer sur l’essentiel, à savoir comment l’humanité construit ses nouvelles frontières comme objet légitime d’exploration et d’exploitation, bref le « pourquoi » derrière la conquête spatiale auquel je faisais référence plus haut.

J’irai même jusqu’à dire que cette question est structurante. En effet, la série poursuivant là où le film s’est arrêté, c’est-à-dire avec la fermeture du programme de « porte des étoiles », son incipit – ou épisode pilote – est entièrement centré autour des justifications derrière sa réactivation. Les épisodes suivants confirment cette lecture en faisant de la question du maintien du programme un fil directeur de l’intrigue. Aussi la « porte des étoiles » doit-elle survivre aux différents aléas bureaucratiques (relations civilo-militaires, rivalités interservices), politiques (changements d’administration, relations avec le Congrès) voire internationaux (existence d’une seconde porte russe, internationalisation du programme) mis sur son chemin. Sans oublier l’épreuve ultime qui est celle du temps, puisque chaque nouvelle saison – 10 au total, autant dire une longévité record pour une série de SF – est aussi l’occasion de réactualiser le contrat signé avec le public en aidant celui-ci à se placer dans une perspective qui est à la fois familière et nouvelle et cela tout en reflétant ses préoccupations changeantes. SG-1, du nom de l’équipe leader mise en place dans le plus grand secret par l’US Air Force (USAF) pour explorer de nouveaux mondes et s’emparer de nouvelles technologies dans le but entre autres de défendre la Terre des tentatives de domination de races extra-terrestres hostiles (représentées notamment par les Goa’uld), incarne cette recherche constante de sens.

Futur imaginé et présents alternatifs

A cela s’ajoute un autre élément distinctif qui est le fait que la série se passe non pas dans un futur imaginé (l’elsewhere et elsewhen illustrés notamment par Star Wars) mais dans un présent ré-imaginé. Autrement dit, Stargate invite le spectateur à se projeter dans un réel différent se déroulant dans le monde contemporain. Dans ce sens, la série est plus proche des films d’invasion extra-terrestre comme Independence Day ou X-Files dont elle reprend certains des thèmes de prédilection, qu’il s’agisse de l’asymétrie technologique ou de la question du maintien du secret dans une société démocratique. Un des ressorts principaux de l’intrigue qui reprend à son compte le système de répétition et de variation propre à toute série à succès est d’ailleurs le décalage constant qui existe entre le quotidien ordinaire du Stargate Command (localisé physiquement dans la base de Cheyenne Mountain aux Etats-Unis), lequel doit surtout gérer les retombées politico-militaires du programme et permet à la série de conserver un « effet de réalité » en racontant aussi des histoires humaines familières, et, de l’autre côté de la porte des étoiles, la réalité extra-ordinaire d’un conflit aux proportions interstellaires voire intergalactiques.

Cet ancrage dans le présent qui place la série à part dans le paysage SF est remarquable en ce qu’il situe le spectateur et les personnages – des pionniers à la Right Stuff, des frontiermen plutôt que des explorateurs de métier – dans une époque de transition où tout est à construire et où chaque possible doit être motivé, contrairement à d’autres productions pour lesquelles l’exploration spatiale apparaît comme une donnée acquise d’entrée de jeu. La série n’hésite pas à jouer avec cette idée en mettant en scène la notion de « multivers », c’est-à-dire de réalités parallèles (incluant les sauts dans le temps) auxquelles la porte permet d’accéder. Ces présents alternatifs sont importants pour le récit en ce qu’ils sont vus comme autant de possibilités d’essais et d’erreurs permettant de comparer les mondes où la porte n’existe pas ou n’a pas été correctement exploité avec l’ici et maintenant de référence dont on peut/veut croire qu’il s’agit du nôtre et cela afin d’en obtenir la meilleure version possible. L’élément récurrent est que, de leurs multiples voyages, que ceux-ci aient lieu dans ce continuum spatio-temporel ou dans un autre, les membres de SG-1 reviennent toujours avec la conviction que la porte des étoiles est une bonne chose (non sans similitude d’ailleurs avec les arguments circulaires employés pour justifier la présence de l’homme dans l’espace…).

Encore que du point de vue de la série ce qui importe n’est pas tant le résultat que le procédé lui-même qui est répété à l’envie, moins dans l’optique de « refaire l’histoire » que pour la « revivre ». Pour maintenir la cohérence et l’intérêt de la série, l’approche des scénaristes est double. Elle est d’abord hypertextuelle, avec SG-1 reprenant à son compte aussi bien les grandes lignes de l’univers créé par le film de 1994 que l’histoire du programme spatial américain (le fait que l’USAF soit aux commandes au détriment de la NASA est plus qu’un clin d’œil à l’histoire compliquée de la genèse du spatial aux Etats-Unis mais une véritable revanche institutionnelle). Reste que de manière plus paradoxale, elle est aussi méta-textuelle. Faisant le pari que le spectateur n’est pas dupe, les scénaristes multiplient les références rappelant que la réalité alternative patiemment élaborée grâce à leur soin doit aussi être regardée de manière critique et réflexive, que ce soit en faisant régulièrement souligner par les personnages ce qui relève dans l’intrigue du processus classique de narration et de production d’une série de SF (ainsi des acteurs transfuges d’une autre série de SF à succès Farscape) ou encore en s’auto-citant sur le mode de l’humour et de la parodie (avec des épisodes entiers consacrés à la production de métarécits et « d’histoires dans l’histoire »).

« Qui sommes-nous ? »

En résumé, le « pourquoi » est central : non seulement il fait partie intégrante des contraintes d’écriture de la série, mais encore, dessinant le champ des possibles que le spectateur intègre, il va jusqu’à servir de base de communication en suscitant un questionnement sur « qui nous sommes » ou plutôt « pensons/voulons être ». Par comparaison, Star Trek, référence incontournable du genre s’il en est, est entièrement construit autour du postulat minimaliste et propre à exclure toute discussion prolongée sur le sujet selon lequel la conquête de l’espace participe d’un élan humain naturel et irrépressible suffisant à lui-même (le « boldly go where no one has gone before » répété en début de chaque générique et que nous retrouvons par exemple chez Carl Sagan pour qui « Exploration is in our nature »). Comment pourrait-il en être autrement alors que la série dont la première diffusion télévisée date de 1966 et qui a gardé avec les années la tonalité optimiste voire idéaliste des origines a été produite à une époque où la présence de l’homme (américain) dans l’espace était considérée comme allant de soi ? Pour sa défense, ce n’est en effet que récemment après des années de tergiversations et d’introspection que le tabou est finalement tombé et que la question des objectifs – par opposition aux destinations – a été clairement et explicitement posée.

Avec SG-1, le débat est non seulement ouvert, mais en réalité il n’est jamais clos – reflétant au passage le malaise identitaire de la communauté spatiale de la fin des années 1990. Même la sécurité qui semble parfois constituer le ressort N°1 de l’action demeure volontairement ambiguë. Doit-elle être comprise comme la recherche maximaliste de la puissance dans le cadre d’une guerre d’extermination à somme nulle qui ne laisse aucune place à la diplomatie (les Goa’uld, les Réplicateurs, les Oris…) ou comme une notion plus défensive s’inscrivant dans une société galactique de type westphalienne remplie de (formes de) vies et de civilisations différentes mais tolérantes (les Tok’ras, les Asgards, les Anciens…) ? Sa poursuite effrénée et non-contrebalancée par la prudence ou d’autres motifs d’action ne risque-t-elle pas d’ailleurs de provoquer un « retour de bâton » (thème récurrent de la boîte de Pandore), ainsi que le montrent les multiples dilemmes et références transparentes à la privatisation de l’espace, la prolifération des technologies sensibles ou encore la militarisation et « sécuritisation » de l’orbite ? Les quatre membres de l’équipe SG-1 originelle reflètent cette incertitude de base en contribuant, par leurs personnalités et leurs histoires, à alimenter la série en tensions dont la résolution participe du développement de l’intrigue au même titre que les péripéties des voyages. Cette capacité, qui n’est pas exempte du recours à certains poncifs du genre, permet à la série de se distinguer à moindre coût de la SF classique opposant les « méchants aliens » aux « gentils humains ». 
  • Ainsi, Samantha Carter (Amanda Tapping) et Jack O’Neill (Richard Dean Anderson), ont beau appartenir tous deux à l’USAF, ils n’en représentent pas moins deux visions radicalement différentes de l’armée. Carter, unique femme de l’équipe, est astrophysicienne et, quoique officier expérimenté et exemplaire, est avant tout intéressée par la science pure, davantage la connaissance pour elle-même que pour ses éventuelles retombées militaires.
  • O’Neill (interprété dans le film originel par Kurt Russell) est quant à lui un vétéran des forces spéciales. Soldat d’élite courageux et prêt au sacrifice à qui ont été confiés le commandement et la responsabilité de l’équipe, il considère que la défense contre la menace extra-terrestre constitue la raison d’être première du programme et à ce titre est à la recherche avant tout d’alliés et de nouvelles technologies.
  • Seul membre civil de l’équipe, Daniel Jackson (Michael Shanks, relativement proche du personnage créé par James Spader dans le film) est anthropologue et linguiste de formation. Cet équivalent de Carter pour les humanités à qui le programme doit son existence joue le rôle de caution morale voire mystique dans une équipe dont il réfute régulièrement le biais sécuritaire au cœur de la mission qui lui a été confiée.
  • Enfin, Teal’c (Christopher Judge), alien au physique imposant, est guerrier de profession (jaffa). Symbole de l’oppression extra-extraterrestre – à la fois victime criant vengeance et ancien tortionnaire désireux de se racheter –, il véhicule une conception généreuse et éthique de la guerre, que vient renforcer un mélange de stéréotypes classiques du genre (l’acteur est afro-américain).
Reste que pour tout un pan de la littérature SF dite astrofuturiste – en particulier aux Etats-Unis compte tenu de l’interpénétration à l’œuvre avec les valeurs propres à ce pays –, l’espace est aussi le « lieu d’avenir » par excellence, cette « nouvelle frontière » qui nous donne la possibilité de résoudre nos querelles, que celles-ci soient politiques, sociales ou encore raciales. SG-1, produit de son temps, ne déroge pas à la règle en prenant soin de montrer des équipes d’exploration mélangées où la différence est in fine effacée. Ces dignes « envoyés de l’humanité » autorisent ce faisant des comparaisons souvent flatteuses avec les sociétés extra-terrestres, lesquelles au contact de l’hégémonie bienveillante de la Terre (c’est-à-dire des Etats-Unis) sont amenées (parfois sans leur consentement) à être libérées du joug alien voire de croyances et conceptions sociales perçues comme rétrogrades et à évoluer vers le meilleur, c’est-à-dire, à nous ressembler. Cet « universe-building » suggère ainsi que « l’impérialisme sans empire » orienté par le souci de l’autre plutôt que le seul self-help peut aider à résoudre la pluralité en apparence irréductible des motivations. Pour caricatural qu’il soit, il n’en offre pas moins de nouvelles occasions de questionner la mission de SG-1, reproduisant et popularisant en cela les controverses contemporaines sur la space dominance (et plus largement la « responsabilité de protéger » et le « devoir d’ingérence » dans un monde tragique). Stargate de ce point de vue véhicule un message plus ambivalent et complexe qu’il n’y paraît au premier regard, car s’il confirme in fine les avantages interstellaires, et donc en retour par définition bel et bien terrestres, de la pax americana, il ne laisse pas pour autant de côté les contradictions de l’unipolarité.





mercredi 9 mai 2018

La bataille du New Space



Notion éminemment schumpetérienne apparue dans le sillage des transformations en cours dans le domaine spatial outre-Atlantique, le « New Space » se veut d’abord la traduction d’une nouvelle donne ou en tout cas a minima d’un momentum, lequel – quoiqu’incertain quant à sa nature et sa pérennité – serait provoqué par l’impact de la révolution numérique sur les structures stato-centrées héritées de la guerre froide (le « Old Space »). Utilisée à l’excès, la formule, qui est aussi slogan, a rapidement été élevée au rang de grille de lecture quasi-exclusive des bouleversements que traversent actuellement le secteur spatial. Or cette ambition se traduit rarement par une réflexion à la hauteur et paradoxalement la tendance chez les commentateurs a jusqu’à présent été le plus souvent de centrer l’analyse sur telle ou telle société, la personnalité de son fondateur ou encore ses relations avec les pouvoirs publics au risque ce faisant de tomber dans le réductionnisme voire l’anedoctisme.

Un tel biais est facilement discernable chez deux récentes publications parues cette année : Rocket Billionaires: Elon Musk, Jeff Bezos, and the New Space Race, de Tim Fernholz, et The Space Barons: Elon Musk, Jeff Bezos, and the Quest to Colonize the Cosmos, de Christian Davenport, tous deux journalistes respectivement chez Quartz et au Washington Post. S’il semble acquis à lire les différentes recensions que The Space Barons est légèrement meilleur que Rocket Billionnaires – ayant bénéficié d’un meilleur accès aux sources mis par ailleurs au service d’une narration plus efficace –, la réalité est que les deux ouvrages sont très proches l’un de l’autre, non pas seulement eu égard au sujet qu’ils couvrent, mais encore compte tenu du traitement très américano-centré dont celui-ci fait l’objet.

Ainsi que les intitulés le suggèrent, les protagonistes de l’histoire qui intéressent les auteurs sont ces industriels milliardaires qui se sont installés à l’avant-scène du spatial américain et ont en commun d’être à la fois nostalgiques de l’époque Apollo et connus pour exceller dans des domaines d’activité sans rapport a priori avec le spatial. Les cas de Musk (Paypal, Telsa) et de Bezos (Amazon) à travers leurs sociétés SpaceX (fondé en 2002) et Blue Origin (créé en 2000) sont les plus emblématiques et à ce titre composent à eux deux – individuellement et collectivement, avec force détails et historiettes plus ou moins bien connus – le gros du récit. Ce duo dynamique est particulièrement manifeste chez Davenport qui fait son miel de leur « rivalité naissante » et va jusqu’à y voir au travers de la fameuse fable d’Esope du lièvre et de la tortue la marque de véritables différences ontologiques qu’il veut croire aussi définitives qu’irréconciliables : 1/ audacieux voire impétueux, chef de file auto-proclamé du renouveau du secteur, Musk est celui qui fonce droit devant lui, la tête la première, et, ce faisant, trace la voie à suivre pour les autres ; pour cette raison, il est aussi celui dont la parole (la vision) porte le plus loin et vise le plus haut, l’objectif est d’aller sur Mars pour assurer la survie de l’humanité mais aussi pour l’exploration en elle-même ; 2/ Bezos est plus réfléchi voire secret à la limite de la clandestinité et préfère attendre son heure patiemment (« Gradatim Ferociter » est sa devise) et méthodiquement (« Launch. Land. Repeat. » lui a fait suite) ; il est aussi celui qui sait garder les pieds sur Terre, ne perdant pas une occasion de rappeler qu’il n’est pas obsédé par le voyage vers Mars mais qu’il veut juste préserver notre planète (le plan B est le plan A).

Non pas que d’autres personnalités (Richard Branson, Paul Allen, Andy Beal) ne soient pas également présentes ponctuellement dans le paysage. Tout au plus toutefois jouent-elles le rôle du troisième voire quatrième couteau, destiné à planter le décor et, surtout, à permettre au lecteur de reprendre son souffle avant qu’il ne se replonge dans l’intrigue haletante, résumée par le troisième élément des sous-titres des deux livres, et consistant à savoir qui de SpaceX ou de Blue Origin, du lièvre ou de la tortue, sortira vainqueur de la « nouvelle course à l’espace ». L’enjeu est de taille car celle-ci, croient savoir les auteurs, n’apparaît plus guidée par « la guerre ou la politique », contrairement à la première, mais plutôt par des motifs jugés plus pérennes comme « l’argent, l’ego et l’aventure », avec, qui plus est, en avant-garde pour les porter, une paire de milliardaires ultra-motivés et passionnés en lieu et place des vieilles nations versatiles de la guerre froide d’antan. Aussi incarne-t-elle « une chance pour l’humanité d’aller dans l’espace pour de bon » en devenant enfin une « civilisation spatiale » digne de ce nom. A l’évidence, les auteurs n’ont pas pour intention de se prononcer sur un pronostic qui serait prématuré à l’heure où aucune des deux compagnies – ou tout autre société privée à ce titre – n’a encore envoyé d’homme dans l’espace, simplement de constater que le signal de départ a été lancé et que les paris sont ouverts. De fait, pour eux, une chose au moins est certaine, c’est que l’espace est déjà gagnant.

Certes, l’hypothèse de travail ici est que SpaceX et al. représentent le début d’une profonde transformation du secteur spatial, justifiant qu’on se focalise sur leurs seuls efforts. A ce stade, il n’est toutefois pas inutile de rappeler que l’optimisme en vigueur dans ces deux ouvrages ne constitue qu’un scénario possible parmi d’autres, celui de la singularité ou de la saltation pour utiliser un terme déjà employé par le passé qui évoquent une phase de croissance exponentielle de progrès technologique et en l’occurrence d’expansion spatiale. Tout aussi concevable pourrait être celui du ralentissement voire du déclin (échecs des mégaconstellations sur le modèle de ce qui s’est passé dans les années 1990, prolifération en dehors de tout contrôle des débris et des collisions en orbite typique d’un syndrome Kessler, effondrement des investissements anticipés aujourd’hui…). Il convient également de noter que la thèse défendue s’inscrit dans un cadre idéologique connu et rabâché construit autour du mythe messianico-technologique de l’accès à l’espace pour tous. Rien d’étonnant à cela puisque tous les nouveaux arrivants qui ont été cités ici s’y réfèrent constamment. Ainsi de Bezos pour qui le visionnage en 1999 du film October Sky racontant l’histoire d’un jeune écolier construisant ses propres fusées aurait servi de déclencheur. Musk justifie quant à lui ses passes d’arme avec le complexe militaro-industriel – dans le but de briser le monopole de son rival ULA sur les lancements gouvernementaux – et la bureaucratie en général par la promesse non tenue d’Apollo 11, à savoir qu’un jour, évolution technologique normale aidant, le citoyen lambda pourrait voir la Terre depuis l’espace (s’il fallait lui associer un film, The Astronaut Farmer sorti en 2006 lui irait comme un gant). Dit rapidement en résumé, l’espace se justifie pour lui-même et le problème n’est pas tant de nature technique qu’organisationnel, bref rien qu’un simple quick fix ne puisse venir régler à travers une concurrence accrue (moins de public, plus de privé).

Plus largement, l’approche, qui pourrait être qualifiée de syndrome Heinlein (du nom de cet auteur qui a inventé les codes de la SF hard et proposé le premier une vision cohérente d’un futur américain dans l’espace mettant notamment en avant les vertus du capitalisme et de l’individualisme), est critiquable pour au moins trois raisons : 1/ la première porte sur les limites de la compétition et le caractère artificiel du découpage entre « Old » et « New Space » étant donné que la nouvelle industrie – aussi grandioses et divertissants ses progrès soient-ils – ne pourrait pas se développer dans le contexte d’un marché entièrement libre ; 2/ la seconde, expliquant pourquoi les ouvrages se concentrent en premier lieu sur les lanceurs et les efforts pour diminuer le coût de l’accès à l’espace, tient à l’obsession américaine pour le vol habité et les grands programmes d’exploration, lesquels pourtant ne constituent qu’une petite partie (certes la plus visible) du spatial et ne sauraient contenir à eux tous seuls tout l’impact du « New Space » ; 3/ la troisième, corollaire des deux premières, est l’absence problématique du reste du monde, qui n’est mentionné qu’en passant, en conclusion, comme un possible facteur d’importance par Fernholz, et entièrement passé sous silence par Davenport, qui le considère au mieux comme un spectateur passif sinon une victime malheureuse mais inévitable du progrès.

Dans ces conditions, ne serait-ce que pour rappeler brièvement la complexité du phénomène, il paraît tentant de prendre un peu de recul suivant en cela l’exemple bienvenu donné par Xavier Pasco dans Le nouvel âge spatial : De la Guerre froide au New Space, ouvrage tout aussi récent et beaucoup plus complet que les deux qui ont été étudiés ici (outre qu’il est en français). L’élargissement qui peut être proposé en guise d’ouverture est triple :

1/ Temporel tout d’abord, en montrant la part de continuité derrière l’apparence de transformation radicale au détriment en particulier de l’acteur public : même à centrer la réflexion sur les seuls Etats-Unis, qui concentrent à eux seuls il est vrai la majorité de l’effort spatial de la planète, le « New Space » apparaît avant tout comme la dernière incarnation d’une tendance déjà à l’œuvre durant l’immédiat après-guerre froide, laquelle – lancée au plus haut niveau – visait à tirer le maximum des investissements publics accomplis dans le spatial civil et militaire dans le but d’adapter ce dernier à la nouvelle donne internationale (ainsi de la libéralisation du marché de l’observation de la Terre, du GPS et des télécommunications par satellite). Le fait est que le bilan s’est révélé mélangé, mais au niveau bureaucratique et pour en rester à ce qui a été décrit ici, cela ne s’en est pas moins manifesté par la volonté exprimée très vite par la NASA et le Pentagone de remplacer la navette spatiale et d’accroître la concurrence, les investissements privés et l’innovation pour diminuer les coûts d’accès à l’espace.

2/ Géographique ensuite, en resituant ce renouveau dans le contexte du rapport de force international : à la fois danger et opportunité, en particulier pour l’Europe qui du fait de son histoire est sensible à la peur du déclassement face au « défi américain », le « New Space » équivaut à un nouveau Torschlusspanik : la conviction que, à ne rien faire, le risque est de laisser l’écart se creuser de manière peut-être définitive. Pour cause, les questions soulevées, qu’elles soient de nature stratégique (autonomie de l’accès à l’espace), économique (retombées directes et indirectes) ou encore ayant trait à la gouvernance (partage des ressources spatiales), sont très politiques, expliquant qu’au-delà de l’idée de remise à plat des liens entre privé et public pour gagner en efficacité et qu’en dehors des quelques adaptations de circonstance ou d’opportunité, le phénomène demeure pour le moment essentiellement nord-américain avec un soutien étatique toujours très marqué au sein du club spatial. Faut-il d’ailleurs s’en étonner dès lors que l’on constate que les orientations actuelles du « New Space » ne constituent pas nécessairement un modèle pour tous et feront quoi qu’il en soit l’objet d’une adaptation locale.

3/ Sociétal enfin, en replaçant le spatial dans son contexte large : le processus de rattrapage en cours de la révolution informatique et notamment Internet dont le spatial avait été isolé jusqu’à présent ne doit pas faire oublier i/ que le spatial, y compris dans sa dominante télécom commercialement très mature, ne constitue qu’une goutte d’eau par rapport aux autres secteurs dont il reste dépendant des évolutions, ii/ que la mise en avant, pour reprendre les mots de Pasco, de « la figure de l’entrepreneur innovant et visionnaire » par rapport « à celle du scientifique et de l’ingénieur qui dominait la période de l’exploration spatiale » participe tout à la fois de la réponse du secteur au sentiment de crise qui le traverse depuis la fin de la guerre froide et du constat ambivalent que tout changement est synonyme de perte d’identité, iii/ qu’au-delà, l’enjeu et le pari de l’ouverture au monde extérieur, illustrée par une demande croissante en données spatiales et une offre elle-aussi renouvelée par la mobilisation de nouvelle solutions innovantes et plus performantes, est de recréer un lien durable avec le reste de la société.







samedi 27 janvier 2018

Hermès : quand l’Europe se voyait pousser des ailes


Reconnaissons-le d’emblée ce livre, publié en 2017 par Springer, a été écrit par et pour la communauté spatiale. Du propre aveu de l’auteur qui a bénéficié pour l’occasion de la primeur de l’ouverture des sources (techniques) de l’Agence spatiale européenne (ESA), l’objectif est d’abord de raconter une « histoire », celle du programme Hermès, cet avion spatial qui « aurait pu être » si les Européens et surtout son premier promoteur qu’était la France n’avaient pas après 10 ans d’études décidé sa réorientation, puis son annulation à partir de 1992. De fait, postule-t-il, celle-ci se devait d’être rappelée et posée sur le papier avant que ses principaux témoins ne disparaissent et surtout que ses « leçons » ne soient oubliées. 


Spaceplane HERMES s’inscrit à ce titre dans une littérature spécialisée d’acteurs qui, pour instructive et utile qu’elle soit, n’en est pas moins focalisée à outrance sur son (bel) objet, avec le risque de fonctionner en vase-clos et de négliger les éléments extra-programmatiques. Plus volontiers descriptive qu’explicative, elle vise aussi l’érudition comme but en soi, laquelle est difficilement compatible avec un effort de synthèse et surtout d’analyse. Cette monographie ne fait pas exception, et pour toutes ces raisons, force est de constater qu’elle ouvre plutôt qu’elle ne clôt le sujet. Les limites inhérentes à la nature de la démarche de l’auteur – à l’évidence un passionné avant tout – n’empêchent toutefois pas de saluer le travail accompli comme une contribution bienvenue au débat historiographique (peu documenté et quasiment inexistant), qui vient qui plus est combler une lacune majeure, dans un contexte marqué par l’omniprésence des études sur la navette spatiale américaine et a priori peu portées sur les comparaisons. 


Certes, en dépit des sommes qui ont été dépensées (total estimé à 1065 millions d’unités de compte), Hermès – qui se voulait être selon les plans d’origine (l’auteur comptabilise jusqu’à 74 ébauches différentes entre 1984 et 1993) un véhicule de transport habité autonome, capable, en interaction avec une fusée Ariane 5, de transporter jusqu’à six membres d’équipage pour des missions à basse altitude et notamment des rendez-vous avec une station orbitale avant de retourner sur Terre en planant – n’a guère pu aller au-delà de la phase préliminaire de définition. De manière paradoxale, il a néanmoins laissé derrière lui une impressionnante masse de documents et d’études techniques (ainsi que de vestiges plus ou moins bien conservés, sous forme de maquettes), qui illustrent malgré tout l’ampleur du chemin parcouru. Aussi l’auteur n’hésite-il pas à parler « d’héritage » (chapitres 16 à 24), lequel serait visible notamment à travers le module ATV de ravitaillement de la station spatiale internationale (arrêté en 2014) et surtout le démonstrateur de rentrée atmosphérique IXV (qui a effectué un vol suborbital en 2015), deux briques technologiques clefs pour que l’Europe puisse un jour voler dans l’espace de ses propres ailes. 


Encore que le legs pourrait être d’une nature plus immatérielle. Fort justement, la chronique qui est faite de la naissance, de la vie et de la mort du programme (étalée sur les 15 premiers chapitres) rappelle que la décision de développer l’appareil sous pavillon européen en 1987 s’inscrivait dans un programme global (un « package deal »). Ce dernier, négocié entre les grands Etats contributeurs de l’ESA – en premier lieu la France, à l’origine de son concept et par ailleurs nation leader sur la filière Ariane, et l’Allemagne, responsable du laboratoire Colombus et qu’il a fallu convaincre –, constituait de fait un véritable condensé des ambitions et des espoirs des Européens dans les années 1980 (après la décennie de construction de la décennie précédente) à mi-chemin entre indépendance et coopération avec les Etats-Unis. Ceci explique pourquoi en réalité la meilleure trace que nous trouvons d’Hermès, seul grand programme de l’ESA à n’avoir pas été conduit jusqu’à son terme, réside dans le traumatisme toujours visible que son annulation vécue comme un abandon a suscité. Sans doute est-ce un peu à son corps défendant que l’ouvrage vient étayer cette hypothèse mais telle est bien la conclusion qui transparaît en filigrane. Initiative peut-être lancée trop tôt du point de vue des capacités technologiques européennes et certainement trop tard eu égard aux nouvelles réalités post-Challenger, Hermès demeure pour beaucoup aujourd’hui la manifestation d’un renoncement (l’autonomie en matière de vol habité), qui parce qu’il est singulier sur la scène spatiale internationale parmi les grandes puissances spatiales (Etats-Unis, Russie, Chine) est d’ampleur historique. De ce point de vue, la faute mise habituellement sur le compte de l’Allemagne (chute du mur de Berlin, réunification et contrainte financière consécutive) reviendrait en fin de course selon l’auteur à la France, laquelle aurait surtout démontré à cette occasion (manquée) qu’elle n’avait plus la volonté ni la capacité de dicter l’agenda spatial européen et d’entraîner ses partenaires. 

Ce malaise persistant vis-à-vis d’Hermès, et plus largement, au moins en Europe, de l’homme dans l’espace n’est ici jamais analysé en tant que tel, le récit par construction étant centré sur le comment de l’échec de l’acquisition à travers ce programme d’une capacité autonome d’accès habité à l’espace, et non sur son pourquoi. Preuve en est du dernier chapitre, lequel se veut consacré aux raisons de cette décision, mais arrive un peu tardivement dans la réflexion en se contentant qui plus est d’énumérer, sans donner aucune priorité ou ordre de classement quant aux facteurs responsables (technologiques, financiers, organisationnels, industriels, politiques). Il aurait pourtant été fondé de commencer cette « histoire » par une analyse des motivations au vu de la recherche constante de cette fameuse mission ou raison d’être qu’a été l’aventure Hermès. D’autant qu’il est symptomatique que la difficulté rencontrée durant ces années par la communauté spatiale française et européenne pour faire entrer son programme en résonance avec la société ait pris une forme similaire aux Etats-Unis, un phénomène que la littérature spécialisée a pour habitude de qualifier de « piège du prestige ».